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La vedette, matraquée plutôt que propulsée par l’onde de choc, tombait en direction de la planète gris et brun, tandis que, dans le poste de pilotage, les cloisons jouaient au ping-pong avec Adam Reith et Paul Waunder.
Le premier, qui n’était plus qu’à demi conscient, réussit à agripper une épontille. Se hissant jusqu’au tableau de commande, il rabattit la manette de stabilisation. Au lieu de bourdonner régulièrement, les moteurs sifflaient et cognaient. Néanmoins, l’affolante rotation de l’engin se trouva graduellement freinée.
Les deux hommes se traînèrent jusqu’à leurs sièges, où ils s’attachèrent.
— Est-ce que tu as vu ce que j’ai vu ? demanda Reith.
— C’était une torpille.
L’autre approuva.
— Cette planète est habitée.
— Et ses habitants sont loin d’être hospitaliers. La réception manquait de chaleur.
— Nous sommes loin de chez nous. (Reith examina les rangées de cadrans inertes et de lampes témoins mortes.) Apparemment, rien ne fonctionne plus. Nous allons nous écraser si je ne parviens pas à effectuer quelques réparations rapides.
Il gagna la salle des machines en boitant et constata qu’une cellule énergétique de réserve mal arrimée avait défoncé un boîtier de connexion dont il ne restait plus qu’un chaos de conducteurs fondus, de cristaux fracassés et d’éléments carbonisés.
— C’est réparable, dit-il à Waunder qui l’avait rejoint pour évaluer les dégâts. En deux mois avec un peu de chance. Et à supposer que les pièces de rechange soient intactes.
— Deux mois, c’est un peu long. J’estime que nous disposons de deux heures avant de pénétrer dans les couches atmosphériques supérieures.
— Eh bien, au travail !
Une heure et demie plus tard, les deux hommes contemplaient la réparation de fortune d’un œil dubitatif et chagrin.
— Si nous avons de la veine, nous atterrirons entiers, fit Reith d’une voix lugubre. Va donc mettre un peu de jus dans les propulseurs. Je reste pour voir ce qui se passera.
Une minute s’écoula. Les propulseurs vrombirent et Reith sentit la pression de la décélération. Faisant le vœu que leur bricolage tienne le coup, au moins provisoirement, il rejoignit la cabine et se rassit.
— Qu’est-ce que ça donne ?
— À court terme, ça ne s’annonce pas trop mal. Nous entrerons dans l’atmosphère dans une trentaine de minutes environ à une vitesse un peu inférieure au seuil critique. Nous ferons peut-être un atterrissage en douceur… j’espère. Quant au pronostic à long terme, je suis moins optimiste. Les gens qui ont démoli l’astronef avec une torpille sont capables de nous repérer au radar. Alors, ensuite…
— Cela n’a rien de réjouissant.
Au-dessous d’eux, la planète grossissait : un monde à la fois plus pâle et plus sombre que la Terre, baigné par une lumière brunâtre et dorée. Ils pouvaient maintenant voir des continents et des océans, des nuages et des tempêtes : le paysage d’un monde parvenu à maturité.
L’atmosphère se mit à geindre autour du vaisseau : l’index du thermomètre s’élevait à vive allure vers le repère rouge. Prudemment, Reith augmenta la puissance. L’appareil ralentit, l’index tremblota et redescendit vers un chiffre moins inquiétant. Une faible explosion retentit dans la salle des machines et la chute libre recommença.
— Eh bien, nous revoilà au même point, dit Reith. À présent, nous ne pouvons plus compter que sur les freins aérodynamiques. Il vaut mieux prendre place dans les harnais d’éjection.
Il fit se déployer les ailettes latérales, actionna le gouvernail d’altitude et les ailerons directionnels. La vedette prit une trajectoire rasante.
— Comment est l’atmosphère ? demanda-t-il.
Waunder passa en revue les différentes indications fournies par l’analyseur.
— Respirable. Voisine des normes terrestres.
— C’est déjà un petit quelque chose.
Dans leurs sondoscopes, ils décelaient maintenant les détails du paysage. Ils survolaient une vaste plaine – ou une steppe – ponctuée, ici et là, de faibles reliefs et de traces de végétation.
— Aucun signe de civilisation, laissa tomber Waunder. Pas là, en tout cas. Peut-être plus loin, vers l’horizon… ces tâches grises…
— Si nous arrivons à nous poser et si personne ne vient nous déranger pendant que nous remettrons le système de contrôle en état, tout ira bien. Mais les freins aérodynamiques ne sont pas prévus pour un atterrissage en catastrophe. Le mieux est encore d’essayer de nous mettre en perte de vitesse et de nous éjecter au dernier moment.
— Tu as raison. (Waunder tendit le doigt.) On dirait une forêt. Cela ressemble à de la végétation. Le coin idéal pour s’écraser !
— Eh bien, descendons !
L’angle d’attaque de la vedette se fit plus aigu. Le paysage se rapprocha. Les frondaisons d’une forêt sombre et humide jaillirent devant eux.
— À trois, éjection, ordonna Reith. (Il mit la décélération maximale.) Un… deux… trois. Éjection !
Les sabords de fuite s’ouvrirent et les sièges furent catapultés à l’extérieur. Reith se sentit aspiré. Mais où était Waunder ? Son harnais avait ripé, à moins que ce ne fût son siège éjectable qui eût mal fonctionné : il était suspendu le long de la carène. Le parachute de Reith s’ouvrit, balançant le rescapé d’un mouvement pendulaire. Dans sa chute, l’éclaireur heurta une branche noire et luisante. Le choc l’étourdit et il demeura accroché aux suspentes de son parachute. La vedette poursuivit sa course à travers les arbres, laboura le sol et s’immobilisa dans un marécage. Paul Waunder, inerte, était toujours prisonnier de son harnais.
Seuls les craquements du métal brûlant et un léger sifflement montant des entrailles de l’engin brisaient le silence. Reith bougea, agita faiblement une jambe. Une douleur déchirante s’épanouit dans sa poitrine et ses épaules. Découragé, il reprit son immobilité.
Il dominait le sol de 4,50 m. Le soleil, comme il l’avait déjà noté, paraissait un peu moins brillant et un peu plus jaune que celui de la Terre et les ombres avaient des tonalités ambrées. L’air fleurait un arôme de résine et d’essences inconnues. L’arbre dont il était captif avait des branches noires et luisantes, un feuillage sombre et cassant qui crissait à chacun de ses mouvements. De là-haut, il distinguait le sillon irrégulier aboutissant au marais où la vedette gisait presque horizontalement. La figure de Waunder suspendu au sabord d’éjection reposait à quelques centimètres de la vase. Si l’appareil s’enfonçait, ce serait l’étouffement – au cas où Waunder fût encore vivant…
Frénétiquement, Reith tenta de s’extraire de son harnais. La douleur lui donnait le vertige et la nausée ; il n’avait plus de force dans les mains et, quand il leva les bras, quelque chose craqua dans ses épaules. Il était dans l’incapacité de se libérer, et encore plus d’aller porter secours à Waunder. Celui-ci était-il mort ? Reith ne pouvait le dire avec certitude. Il avait l’impression que Waunder avait imperceptiblement bougé.
Reith regarda intensément. Waunder glissait lentement dans le bourbier. Il y avait dans le siège éjectable une trousse de survie, des armes et des outils. Avec ses os rompus, Reith ne pouvait lever le bras pour atteindre la boucle. S’il se détachait de son parachute, il tomberait et se tuerait. Mais tant pis ! Épaule cassée ou pas, clavicule fracturée ou pas, il fallait qu’il ouvre le siège éjectable, qu’il s’empare du couteau et du rouleau de corde.
Un bruit s’éleva, tout près. Du bois claquant contre le bois. Reith interrompit ses efforts, se figea. Une troupe d’hommes armés de rapières d’une longueur fantastique et de lourdes catapultes portatives s’approchait d’un pas tranquille, presque furtif.
Reith écarquilla les yeux de stupéfaction, se demandant s’il n’était pas victime d’une hallucination. Le cosmos avait, semblait-il, un faible pour les races bipèdes plus ou moins anthropoïdes. Mais il s’agissait là d’hommes véritables aux traits rudes et puissants, à la peau couleur de miel, aux cheveux blonds – blond doré, blond cendré, blond semé de gris – et aux épaisses moustaches tombantes, accoutrés de vêtements compliqués : larges pantalons rayés de noir et de marron, chemises bleues ou rouge foncé, gilets de cotte de mailles, courtes capes noires. Ils portaient un couvre-chef de cuir noir crêpé à oreillettes dont le devant surélevé, formant comme un diadème, était orné d’un emblème d’argent de dix centimètres de large. Reith les observait, médusé. Des guerriers barbares, une bande de forbans en maraude ! Mais, pourtant, c’étaient des hommes authentiques… Ici, sur cette planète inconnue, à plus de deux cents années-lumière de la Terre !
Ils passèrent au pied de l’arbre, de leur allure silencieuse et furtive, et s’arrêtèrent sous le couvert des ombres pour examiner la vedette, puis leur chef, un guerrier plus jeune que les autres, à peine adolescent et qui n’avait pas de moustache, avança à découvert et scruta le ciel. Trois hommes plus âgés le rejoignirent, qui se mirent, eux aussi, à explorer les cieux avec la plus grande attention. Leurs casques étaient surmontés de boules de verre roses et bleues. Enfin, le jeune homme fit un signe et le reste de la troupe se dirigea vers l’épave.
Paul Waunder leva une main en un geste de salut débile. L’un des hommes au casque agrémenté d’une boule de verre pointa sa catapulte mais, obéissant à l’ordre crié par l’adolescent d’une voix rageuse, il la rabaissa d’un air renfrogné. Un guerrier coupa les suspentes du parachute et Waunder tomba sur le sol.
Le jeune homme lança d’autres ordres. On souleva le blessé et on le transporta jusqu’à un endroit sec. L’intérêt du jeune garçon se porta de nouveau sur le vaisseau spatial. Hardiment, il en escalada la coque et se pencha au-dessus des sabords d’éjection.
Les anciens, porteurs de globes roses et bleus, regagnèrent le couvert en grommelant sous leurs grosses moustaches et en jetant à Waunder des regards furibonds. L’un d’eux porta vivement la main à son emblème comme si l’objet avait tressauté ou émis un son. Aussitôt, comme aiguillonné par ce contact, il marcha à grands pas vers Waunder, sortit sa rapière et fit un moulinet. Horrifié, Reith vit la tête de son camarade se détacher du torse et des flots de sang imbiber la terre noire.
Le jeune homme parut deviner ce qui s’était passé et il se retourna. Poussant un cri de fureur, il se laissa choir sur le sol et avança vers le meurtrier. À son tour, il brandit sa rapière, la lame flexible cingla l’air et trancha l’emblème ornant le casque de l’autre. L’adolescent ramassa l’insigne, sortit de sa botte un couteau avec lequel il entailla sauvagement le métal mou et argenté avant de lancer l’objet aux pieds de l’assassin tout en l’abreuvant d’injures. Dompté, le guerrier reprit son bien et, maussade, alla se mettre à l’écart.
Un très lointain vrombissement s’éleva. Les guerriers – réponse cérémonielle ou réaction de peur et de mise en garde mutuelle – émirent un léger hululement et se replièrent rapidement à l’intérieur de la forêt.
Un appareil aérien, volant à basse altitude, surgit dans le ciel. Après avoir décrit plusieurs cercles, il se posa. Il était long de quinze mètres et large de six ; sa poupe se hérissait d’un belvédère surchargé d’ornements faisant office de passerelle de commandement. À l’avant et à l’arrière se dressaient des hampes torsadées auxquelles se balançaient de grandes lanternes. Penchés au-dessus de la courte balustrade servant de bastingage, les deux douzaines de passagers qui se bousculaient et jouaient des coudes semblaient en grand danger de tomber.
Reith, hébété, suivait avec fascination la manœuvre quand l’appareil se posa à côté de la vedette. Les passagers sautèrent précipitamment à terre. Il y en avait de deux sortes : des non-humains et des humains, encore que la différence ne fût pas immédiatement perceptible. Les non-humains – Reith devait apprendre qu’on les appelait les Chasch Bleus – avançaient d’un air compassé sur une paire de jambes massives et courtes. Ils avaient un corps épais et puissant recouvert d’écailles cornées, comme celui d’un pangolin, aux méplats bleus et pointus. Leur torse en forme de coin possédait des épaules chitineuses se recourbant pour former une carapace dorsale. Leur crâne s’achevait par une arête osseuse. Un bourrelet orbital saillant surplombait deux cavités oculaires où brillait un regard métallique au-dessus d’un orifice nasal complexe. Les hommes ressemblaient autant aux Chasch Bleus que le leur permettaient l’hybridation, l’artifice et l’imitation. Ils étaient petits, trapus ; leurs jambes étaient cagneuses, leur visage carré presque dépourvu de menton, leurs traits comme écrasés. Ils étaient affublés d’espèces de crânes postiches pointus formant une crête. Leurs pourpoints et leurs culottes étaient incrustés d’écailles.
Les Chasch et les Hommes-Chasch se précipitèrent au pas de course vers la vedette tout en échangeant des cris flûtés et liquides. Quelques-uns escaladèrent la coque et jetèrent un coup d’œil à l’intérieur tandis que d’autres examinaient les restes de Paul Waunder qu’ils finirent par transporter à bord de leur engin volant.
Du belvédère de commande jaillit un beuglement qui devait être un signal d’alarme. Chasch Bleus et Hommes-Chasch levèrent les yeux au ciel, puis halèrent précipitamment l’appareil sous les arbres afin de le camoufler, et la petite clairière retrouva de nouveau sa quiétude.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Reith ferma les yeux et se mit à songer à l’affreux cauchemar qu’il vivait, espérant qu’il se réveillerait bientôt en toute sécurité à bord à’Explorator IV.
Un fracas de moteur l’arracha à sa torpeur. Un autre appareil tombait du ciel ; un engin volant qui, à l’instar du premier, était un défi aux règles de l’aérodynamique. Il se composait de trois ponts, d’une rotonde centrale, d’un balcon de bois noir et de cuivre, d’une proue en volute, de coupoles d’observation percées de meurtrières et d’un aileron vertical frappé d’un emblème noir et or. Tandis que le vaisseau tournait en rond, ceux qui en occupaient les ponts examinaient la vedette avec une fastidieuse minutie. Les uns étaient des créatures non-humaines de haute taille, maigres, glabres, d’une pâleur de parchemin, au maintien à la fois sévère, languissant et élégant. Les autres, apparemment leurs subordonnés, étaient des hommes, bien qu’ils eussent les mêmes membres et le même torse grêle, le même visage allongé de mouton, le même crâne chauve, les mêmes attitudes affectées et contrôlées. Tous portaient des costumes compliqués pleins de rubans, de volants et de bouillons. Reith apprendrait par la suite que les non-humains étaient les Dirdir et leurs vassaux des Hommes-Dirdir, mais, pour l’heure, abasourdi par l’ampleur de la catastrophe dont il était victime, il n’accordait au somptueux vaisseau dirdir qu’une curiosité superficielle. Toutefois, l’idée lui vint que c’étaient ces grands êtres pâles ou ceux qui se trouvaient là un peu plus tôt qui avaient détruit Explorator IV et que les deux groupes avaient de toute évidence décelé l’arrivée de la vedette.
Les Dirdir et les Hommes-Dirdir examinaient celle-ci avec un vif intérêt. L’un d’eux attira l’attention de ses congénères sur les traces laissées par le navire chasch, découverte qui déclencha aussitôt le branle-bas de combat. Instantanément, des jets d’énergie d’un blanc pourpre jaillirent de la forêt. Des Dirdir et des Hommes-Dirdir s’écroulèrent en se tordant convulsivement tandis que les Chasch et les Hommes-Chasch chargeaient. Les premiers utilisaient des armes à feu, les seconds des grappins qu’ils lançaient en direction du vaisseau.
Les Dirdir contre-attaquèrent avec leurs armes de poing d’où fusaient un éclair violent et des arabesques de plasma orange. Un brasier de pourpre et d’orange consuma Chasch et Hommes-Chasch. L’appareil dirdir tenta de décoller mais les grappins le retinrent captif. Les Hommes-Dirdir les tranchèrent à coups de poignard, les brûlèrent avec leurs pistolets à énergie, et le vaisseau finit par s’élever, salué par les cris flûtés des Chasch désappointés.
À une trentaine de mètres du marais, les Dirdir sabrèrent la forêt en se servant de puissants faisceaux à plasma, y ouvrant une série de trouées d’où montait une odeur nauséabonde. Mais ils ne réussirent pas à anéantir l’engin des Chasch qui, maintenant, mettaient en batterie leurs propres canons. Le premier projectile manqua sa cible, mais le second creva la coque du vaisseau, qui se mit à pivoter sur lui-même avant de s’élever en chandelle, zigzaguant, tanguant, tressautant comme un insecte blessé. Il se retourna sens dessus dessous, reprit son aplomb tandis que Dirdir et Hommes-Dirdir dégringolaient, gerbes de taches noires rayant le ciel couleur d’ardoise. Le bâtiment piqua vers le sud, puis mit le cap à l’est et disparut bientôt aux regards.
Les Chasch et les Hommes-Chasch sortirent du sous-bois pour voir s’éloigner le vaisseau dirdir. Leur engin glissa hors de la forêt, plana au-dessus de la vedette. On lança des grappins et l’épave fut arrachée au marais. Chasch et Hommes-Chasch embarquèrent et, la vedette accrochée sous son ventre, le vaisseau prit son vol en direction du nord-est.
Du temps passa. Reith, toujours maintenu par son harnais, était à peine conscient. Le soleil se coucha derrière les arbres et l’obscurité envahit le paysage.
Les barbares réapparurent. Ils gagnèrent la clairière, procédèrent à une inspection superficielle, scrutèrent le ciel et repartirent.
Reith poussa un cri rauque. Les guerriers saisirent leurs catapultes, mais d’un geste furieux, le jeune chef leur commanda de ne pas bouger. Il lança des ordres : deux hommes montèrent à l’arbre, coupèrent les suspentes du parachute, laissant le siège éjectable et le matériel de survie de Reith se balancer au milieu des branches.
On descendit alors Reith sans ménagements, et il faillit tomber en syncope quand son épaule racla le sol. Il voyait des silhouettes s’agiter au-dessus de lui, entendait des paroles – consonnes rudes et voyelles appuyées. Il sentit qu’on le souvelait, qu’on le déposait sur une litière. Des pieds se mirent à marteler le sol. Il oscillait à leur rythme. Puis il s’évanouit. Ou s’endormit.